SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES
L'Immaculée Conception
Chapitre 20 Joseph et Marie
Immaculée Conception
Chapitre 20
Joseph et Marie
Isabelle a mangé un peu de dinde et de purée, elle a bu du vin rouge, elle s’est réchauffée : l’extrémité de la table qu’elle occupe est proche de la cheminée, face à la place de Joseph. Elle a un fort sentiment d’irréalité : se retrouver avec des gens inconnus et pourtant avec le sentiment de les connaître. Sa voiture est dans le fossé, elle n’est pas chez elle, Les Granges doivent être complètement glacées, quant à Muriel, il ne vaut mieux pas y penser. Malgré tout cela, elle se sent bien : la chaleur, le vin, l’accueil.
Alors, Alain, dit Mohamed, c’était quoi à propos, les théories de Groddeck ?
Oh, vous les connaissez : rien n’arrive par hasard. Tout ce qui nous arrive est voulu par quelque chose en nous, le ça, bien souterrain au moi, à l’idéal du moi, au sur moi…
Aie, aie ! Du jargon de psy !
Mais non, mais non, c’est simple, même simpliste. Prenez par exemple, Isabelle. Dans cette perspective, sa voiture dans le fossé, c’est que quelque chose en elle le voulait.
Les uns et les autres se regardent, perplexes. Jim prend la parole abruptement :
Ouais, et la shoah, c’est les juifs qui l’ont sans doute désirée ! C’est vraiment une théorie dégueulasse. D’ailleurs, si je me souviens bien, ton Groddeck, Alain, il a fricoté du côté des nazis, non ?
Keep cool, my friends. Ce n’est jamais qu’une théorie. On ne s’emballe pas. Moi, je me dis qu’il faut jouer avec ça. Si elle l’accepte, je demanderais volontiers à Isabelle, comment elle réagit !
Tous les regards se tournent vers Isabelle, en attente de sa réponse.
C’est vrai qu’à prime abord, ça paraît gros. Mais je sens quelque chose dans ce que dit Alain. Tout compte fait, ma voiture dans le fossé après un voyage dans la pluie et le brouillard, oui, c’est un peu à l’image de ma vie. Je dérape en ce moment.
Tu veux dire que c’est comme un signal, lui demande Elisabeth, un signal que tu décides de percevoir ou non, que tu décides d’interpréter ou non ?
Oui, il y a de cela dans ce que je ressens.
Et les coïncidences alors ! Pas de coïncidences et de hasard ? Rien que du déterminisme, demande Dominique ? Il y a quelques semaines, j’étais vraiment patraque, une espèce de virus de gastro. En sortant du boulot, c’était un lundi après-midi, je n’avais qu’une hâte, c’était de rentrer me coucher. Comme il n’y avait plus grand-chose à manger à la maison, je décide quand même de passer au super marché faire quelques courses, l’essentiel. En passant devant un rayon pour rejoindre une caisse, j’aperçois des bouteilles de coca. Alors que je n’en bois jamais, j’ai eu une envie d’en prendre, persuadé que cela me ferait du bien pour ma gastro. Arrivé à la maison, je m’en suis bu deux pleins verres bien frais et je me suis couché. Quand Mohamed est rentré de son travail, je me suis réveillé en meilleure forme. Du coup, je me suis resservi un grand verre de coca, avec un peu de gin, en guise d’apéro. C’est ce que mes enfants buvaient lorsqu’ils étaient encore ados à la maison. Sinon, moi, je n’en bois jamais. Souvent, le lundi soir, je téléphone à mon fils, Jean. Il habite à Bruxelles. Ses premiers mots, lorsqu’il a décroché, ont été pour me demander de deviner ce qu’ils étaient en train de boire comme apéro, lui et sa copine. Eh bien oui, du gin coca, alors qu’il n’en boit plus depuis des années. Ils étaient rentrés chez eux un plus tôt que d’habitude et s’étaient dit qu’un petit apéro leur ferait du bien. Ils s’étaient mis à la recherche de fonds de bouteille. Ils avaient trouvé un reste de gin. D’où l’idée de Jean, de gins coca. Cela paraît anodin comme histoire, mais je trouve cela un peu bizarre comme coïncidence. Alors le déterminisme là-dedans !
Non, répond Alain, je ne suis pas d’accord avec toi. C’est effectivement une coïncidence curieuse, même si elle est, comme tu le dis, anodine. Mais la théorie de Groddeck ne vient pas s’opposer au hasard et aux coïncidences. Il me semble qu’elle est plus subtile que cela …
Marie, qui s’était montrée jusqu’ici peu prolixe, interrompt Alain :
Moi, je trouve, cette théorie un peu trop facile quand même. Joseph et moi, nous ne pouvons pas avoir d’enfant, or c’est notre vœu à tous les deux. C’est Joseph qui est stérile. Est-ce que je peux dire que quelque chose en lui veut qu’il soit stérile ? Non, c’est impossible à entendre.
Un sentiment de malaise fait irruption parmi les convives. Le pauvre Joseph ne sait plus où regarder, ni quoi faire.
Alain reprend la parole :
Non, Marie. C’est impossible à entendre, si tu situes cette théorie au niveau de la conscience. C’est justement l’inverse : ce n’est pas ce qui est conscient en nous qui détermine ce qui nous arrive, non, c’est quelque chose en nous, enfoui dans notre inconscient, parfois en conflit avec notre conscience. Si tu l’envisages comme cela, cela ne devient plus impossible à entendre. Joseph, je le sais, a envie d’être père, d’avoir un enfant de toi, Marie. Toute sa conscience y tend. Quelque chose dans son corps en a décidé autrement. C’est là que notre réalité humaine devient très complexe : dans un couple, ce sont deux consciences et deux inconscients qui ont à cohabiter pour créer le couple chaque jour, ou pour le détruire.
Joseph ne dit rien, il a posé ses coudes sur la table et se tient les yeux fermés avec ses mains, comme pour s’isoler du groupe. Mohamed et Dominique se sont rapprochés l’un de l’autre, Jim fixe les lumières clignotantes et les guirlandes dans le sapin ; Isabelle, tournée de côté, observe les flammes dans la cheminée. Marie semble attendre que quelque chose arrive, avec une sérénité grave et belle. On n’entend plus que la musique de Yann Tiersen qui s’enroule autour des uns et des autres.
Après une minute d’éternité, on entend la voix de Marie, comme celle d’une petite fille, farouche et déterminée :
Justement, créer ou détruire le couple, mon couple avec Joseph, notre couple. Joseph et moi, nous voudrions avoir des enfants. Pour nous, ce sont des signes de la fécondité de notre amour et puis, sans doute aussi, c’est une manière de s’insérer dans une chaîne, de nous prolonger au-delà de nous-mêmes. Et puis, il y a la stérilité de Joseph, contre laquelle nous ne pouvons rien. Et mon désir à moi, comme exacerbé, de porter un enfant dans mon ventre, d’avoir un bébé. J’aime Joseph, je devrais pouvoir me résigner à cette situation, par amour pour lui. Je n’y arrive pas : ce serait comme une négation de moi-même, de ce que suis au plus profond de moi, de mon cœur, de mon corps. C’est pour cela que je ne veux pas que nous adoptions un enfant.
Joseph s’est redressé, les bras croisés sur la table. Il écoute sa femme, à ses côtés, avec une intensité presque palpable par les autres.
Marie s’est arrêté quelques instants, puis elle continue d’une voix plus basse, plus contenue :
- Je ne veux pas de l’adoption, je ne veux pas non plus d’une insémination. Non, je veux un enfant qui vienne en moi naturellement. Je veux être fécondée, je ne veux pas être inséminée. Elle s’arrête encore quelques secondes et reprend :
- C’est pour cela que je vous ai invités ce soir, vous quatre, Mohamed et Dominique, Alain et Jim. J’ai une demande à vous faire à tous les quatre, en présence de Joseph, mon mari, mon compagnon, d'Elisabeth, mon amie, qui a été mère dans sa chair, et aussi, en présence d’Isabelle, que le destin envoie ici ce soir. Je vous demande, je demande à l’un de vous quatre, de me faire un enfant ce soir. C’est pour moi la période propice à la fécondation. Je sais que ce que je vous demande est extraordinaire, je sais que cela ne se fait pas, je sais. Je vous demande un geste d’amitié, pour Joseph, pour moi. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu : un peu de votre semence ; beaucoup : votre essence intime. Je vais vous laisser maintenant. Je vais aller débarrasser et faire la vaisselle dans la cuisine pour vous laisser discuter entre vous. Appelez-moi dans un quart d’heure vingt minutes.
Marie se lève, prend une pile d’assiettes à dessert salies et se dirige vers la cuisine. Joseph l’interpelle à voix haute avant qu’elle ne franchisse le seuil de la salle à manger :
Pourquoi, Marie, pourquoi, mon amour ?
Sa voix se brise en un sanglot ravalé. Il se recache le visage derrière les mains. Marie, qui s’est arrêtée à la voix de Joseph, pénètre dans la cuisine, pose la pile d’assiettes sur la table déjà encombrée, ferme les deux battants vitrés de la salle à manger. Pour ne rien entendre de la salle à manger, Marie allume le transistor sur le frigo de la cuisine : en ce soir de Noël, c’est un reportage sur une association pour les orphelinats de Roumanie, entrecoupé de chants de Noël roumains. Marie s’assoit sur une chaise de la cuisine, les mains sur les cuisses. Des larmes se mettent à couler, mais elle se sent légère, comme soulagée, malgré l’attente.