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SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES

La pureté est le pouvoir de contempler la souillure (S Weil) 

Chat mouillé

J’en avais eu marre de cette journée de con. Déjà, le matin, en partant de la maison à sept heures, ça avait commencé fort : il avait fallu que je mette les petits chats dans un sac de plastique, que je supporte le regard de Minouche qui se demandait pourquoi je lui prenais ses petits. Avant de prendre l’autoroute, j’ai fait un détour entre les champs et là, j’ai balancé le sac dans un fossé plein d’eau. Je me suis dit que j’étais dégueulasse, qu’ils seraient sans doute noyés et bouffés par des rats. En fait, ce n’était pas mieux que lorsque je les tuais à coup de bêche dans un trou que j’avais creusé au fond du jardin.

Il faisait beau et froid, et sec pour une fois. Et puis je me suis rendu compte que je n’avais plus d’essence, je suis sorti de l’autoroute à mi chemin : je connaissais pas loin de là une station qui serait déjà ouverte. En remontant dans la voiture, je n’ai pas pu allumer de clope : je n’en avais plus. J’ai dû en acheter en arrivant à Lille. Conclusion : j’avais plus d’une demi-heure de retard sur l’horaire que je m’étais fixé et mon premier rendez-vous m’attendait dans mon bureau.

Et toute le journée, ça a été comme ça : des coups de fil à la gomme, des raseurs ou des emmerdeurs, et puis un tas de dossiers en attente qui s’accumulaient et que je n’arrivais pas à écouler. A sept heures moins le quart, j’ai plié bagages, en laissant tous les dossiers sur mon bureau : ils attendraient lundi.

Je voulais arriver à la FNAC avant la fermeture pour m’acheter un ou deux polars pour le week-end. Evidemment, il n’y avait pas la moindre place pour stationner, alors, je suis allé au parking de la Déesse. Encore dix balles d’impôt déguisé. J’ai même dû descendre au deuxième sous-sol : tout était rempli. A la FNAC, c’était plein de monde. Je me suis glissé jusqu’au rayon des polars et j’ai commencé à chercher. J’étais en train de regarder un Higgins Clark qui n’était pas encore en poche, me demandant si j’allais l’acheter ou attendre encore, on ne sait jamais.

C’est alors qu’un mec un peu gros s’est mis à me parler, me demandant si j’aimais vraiment les romans policiers, parce que Minette Walters, pour lui, ça ne valait pas tripette. Il avait les cheveux coupés à la brosse, et l’air pas trop con. Je lui ai dit que j’aimais quand même bien la dame du Hampshire à cause de l’aspect psychologique de ses romans. Il m’a dit que je devrais plutôt lire Michel Quint, que ça c’était vraiment de la littérature, et qu’en plus ça se passait à Lille. Il m’a aussi conseillé Benito Pérez, un mexicain hyper bien écrit, m’a encore expliqué qu’il y avait deux Robin Cook quand je lui ai dit qu’il me paraissait bizarre, cet auteur, bon dans la collection du Fleuve noir, con dans le livre de poche, le con se spécialisant dans des navets pseudo-médico-hospitalier, le bon dans des personnages de la rue, des putes, des glandeurs, des flics, des gens comme toi et moi.

Quand l’hôtesse nous a prévenus que la FNAC nous remerciait de notre visite et nous demandait suavement de nous rapprocher des caisses, le magasin allant fermer ses portes d’ici cinq minutes, je me suis retrouvé avec une huitaine de bouquins. Lui, il n’en a même pas pris un, il n’y avait pas ce qu’il voulait. A la caisse, on a déconné avec la caissière qui était pressée, elle prenait son train une demi-heure plus tard. Le gros, il la mettait en boite un peu méchamment, alors, moi, je l’ai plutôt défendue, la nana. De toute façon, elle s’en foutait.

Quand on s’est retrouvé sur la Grand Place, je lui ai dit que je lui payais un verre pour le remercier de ses conseils. Il n’a pas hésité pour me dire oui, mais il ne voulait pas aller n’importe où, il avait un pote patron d’un troquet sur la place Rihour, juste à côté. Alors on y est allé. Avant de rentrer dans le bistrot, il m’a demandé comment je m’appelais. Je ne lui ai pas donné mon prénom, je lui ai dit que je m’appelais Victor. Lui, c’était Jean-Pierre.

En me tenant la porte du troquet, il m’a dit qu’il avait quelque chose à me demander parce que j’étais sympa. Je le voyais venir, le mec. Mais avant, il fallait qu’on trinque un coup. On s’est installé au fond de la salle, juste à côté de la porte des chiottes. Lui, il s’est commandé une Guiness, moi une Chimay. Il fumait des gauloises, parce que les autres clopes, c’était trop cher. Moi, je fumais Marlboro sur Marlboro, même si je connaissais les liens des Marlboros avec le Ku-Klux-Klan.

Il y a eu un temps de silence, c’était un peu bizarre d’avoir à causer comme ça avec quelqu’un que je ne connaissais pas il y avait encore une demi-heure. Il m’a raconté qu’il s’appelait Lafeuille, mais que son père était italien, qu’il avait été prof de musique dans des bahuts de Roubaix et de Tourcoing, mais qu’actuellement il était au chômdu, alors bien sûr c’était dur, que sa mère lui envoyait mille balle tous les mois et qu’il devait se démerder avec ça. Je l’ai senti venir le mec. Il était poète aussi. Il m’en a récité plusieurs de ses poèmes. Je fermais les yeux pendant qu’il déclamait, je fermais les yeux et je me demandais ce que je foutais là à perdre mon temps, je me disais que je ferais mieux de rentrer pour retrouver Mireille et les mômes, que je n’allais pas encore les voir ce soir parce qu’une fois de plus je rentrerais trop tard.

J’avais l’impression que le mec, il se foutait de ma tronche en douce, que c’était des poèmes qu’il avait appris comme ça, pour l’esbrouffe. Il me dit que je l’intéressais parce que je ressemblais à son père, l’italien. Je veux bien, mais j’ai vraiment rien d’un italien. Je lui dis ça. Je lui dis que je suis un pur produit belge, mère wallonne, père flamand. Je lui sors ma connerie habituelle sur le Tour de France quand j’étais môme, à la télé et que mes parents s’engueulaient.

Lafeuille, lui, il veut me connaître, il veut connaître le vrai Victor. Moi, je me dérobe, je fais la savonnette lisse. De toute façon, le mec, il aime bien s’inventer des histoires et s’écoutait les raconter. Je sais aussi qu’il va me taper, je me demande de combien. Je ne sais pas comment je vais réagir quand il en viendra là. J’ai le droit aux gens célèbres qu’il connaît. Son meilleur pote, non un de ses bons copains, c’est Krivine, du temps où il était engagé politiquement, il l’avait régulièrement au téléphone. Un jour, il est même tombé sur Juliette Binoche, c’était la belle-sœur d’un copain de ses copains.

Ca y est, il me dit que le service qu’il a à me demander parce que je suis vraiment quelqu’un de bien, même si je ne livre pas beaucoup et surtout parce que je lui rappelle son père que c’en est bizarre, même dans les expressions et dans le regard, c’est que je lui prête 200 euros. Mais attention, c’est un prêt, hein, il ne me tape pas, non, il me les remboursera, c’est une question d’honneur.

Je ne réponds pas tout de suite. D’abord, la Chimay, elle me monte un peu à la tête. Je lui dis qu’il ne m’emmerde pas avec ça, que je vais lui donner ses 200 euros, mais pas tout de suite, parce que je n’ai plus assez de liquide, et que j’irai au distributeur en sortant. Je me lève alors pour aller pisser. Je me dis en pissant que je n’aurais pas dû laisser mon sac. Je me grouille. Apparemment, il n’a touché à rien

Il veut qu’on reboive un coup. Je lui dis que non, que je n’en ai pas envie. Il me dit que c’est lui qui paie et que c’est un échange. Je me marre. Il va quand même pas claquer les 200 balles qu’il n’a pas encore pour me payer un coup quand même. Il dit que j’exagère, que je suis quelqu’un de bien, qu’il a envie de me connaître, que le patron, c’est son pote, qu’il va s’arranger avec lui et qu’il faut que je me raconte, que c’est ça l’amitié.

Je me dis que c’est de plus en plus nul, qu’il m’emmerde, que j’ai le chic pour me mettre dans des situations complètement connes, qui ne ressemblent à rien, que je ferais mieux de rentrer. Ca serait si simple de partir et de le planter là, comme ça, ce con. Je ne coupe pas en définitive à une seconde Chimay. J’ai encore le droit à deux poèmes aussi pompiers que les premiers et cette fois-ci, à une histoire compliquée d’éditeur qui voudrait l’éditer, mais qui ne peut pas, à ses deux divorces, à son amour pour sa première femme, même qu'ils baisent encore parfois, à sa fille, enfin à la fille du mari de sa première femme, mais qui est sa fille en fait. Je sens bien qu’il commence à se poser des questions sur ce que je fous là avec lui, il laisse traîner sa main sur mon genoux, je ne réagis pas ouvertement, mais je range mes jambes à distance.

Il va l’avoir son fric, je lui ai promis. Mais c’est un prêt qu’il répète, il ne me tape pas, il aurait trop honte. D’ailleurs, on se verra la semaine prochaine, à la même heure dans ce bistrot et il me remboursera. C’est comme ça qu’il conçoit l’honneur et l’amitié. Pauvre gland ! Je règle la première tournée, le patron inscrit la seconde tournée sur son carnet. Apparemment, c’est comme une habitude. Il me regarde drôle, le patron quand on sort. Qu’est-ce qu’il croit, du con !

Dehors, c’est entre chien et loup, la grand place est devenue blafarde, je lui dis qu’on va aller rue Faidherbe, vers la gare, pour aller chercher son fric. J’essaie de marcher droit, mais je sens que mes deux Chimay me font un peu d’effet. Je rentre dans le distributeur pendant qu’il m’attend dehors. Il n’en revient pas quand je lui tends les deux billets de 100 euros qu’il met tout de suite dans sa poche. Il me dit qu’on ne peut pas se quitter comme ça, qu’il va chercher des pizzas et du bon pinard dans l’hypermarché à côté de la gare, que je le reconduirai chez lui en bagnole et qu’on passera la soirée ensemble. Ca devient de plus en plus glauque, mon histoire. On arrive au Carrefour. Je lui dis que je l’attends aux caisses, pour gagner du temps, vu le monde qu’il y a. Il ne se méfie plus. Il croit sans doute que c’est le grand soir : de la baise et du fric. Il s’est regardé dans une glace, l’enflure, non mais, il s’y croit. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi, je fais tout ça. Dès qu’il disparaît dans les rayons, moi, je me cavale. Je cours jusqu’au parking.

Il ne me suit pas, j’imagine sa gueule à son retour, à la caisse. Ou bien, il s’est barré lui aussi de son côté, possible. Je retrouve ma tire, il est neuf heures et demie maintenant. Mireille va encore faire la gueule, les mômes seront couchés. Je me dis que je suis un imbécile, un crétin, je me demande pourquoi j’avais besoin de perdre mon temps et mon fric avec ce moins que rien. Je n’ai pas envie de rentrer, je n’ai plus envie de rien, sauf d’aller à la mer.

Oui à la mer, comme quand on était jeunes, Mireille et moi, et qu’on se décidait comme ça pour un bain de minuit. 100 kilomètres, c’est vite fait. Sauf, qu’il fait froid. Et alors, je m’en fous du froid, j’ai cette envie de mer-là, du vent, des vagues et du sable, de l’odeur d’iode. Sur l’autoroute belge, en direction d’Ostende, je me mets Youssou N’Dour et Timmy Oihid à fond la caisse. Je ne vais pas aller à Ostende, non, je vais remonter sur Blankenberge. Pourquoi Blankenberge, pourquoi Lafeuille ?. Non, mais ça déraille dans ma tête. Calmos, mon canard. Ce n’est rien, tu te fais plaisir.

Sur le parking, on entend la mer, on la sent aussi. Elle est derrière la dune, là tout près. Il n’y a pas un chien. Tu parles à cette heure-ci et en mars, ce n’est pas étonnant. Il y a vraiment du vent, je grelotte dans ma veste, mais j’aime ça. Je mets au moins cinq minutes pour allumer ma clope à cause du vent. Je traverse l’estran encore tout humide. Il fait vraiment froid. J’arrive à la lisière des vagues. Et puis là, je rentre dans l’eau et j’avance. Je pense aux petits chats que j’ai balancés ce matin. Eux aussi, ils ont dû avoir froid. J’ai de l’eau jusqu’en haut des genoux maintenant . Ca fait drôle d’entrer dans l’eau tout habillé, on se sent lourd. Je me mets à pisser dans mon froc mouillé et je me dis que mon signe chinois, c’est le Chat, et que je ne veux plus rentrer à la maison.

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